Valérie RODET
Psychothérapeute et psychanalyste Paris 9

Valérie RODET, Psychothérapeute et Psychanalyste à Paris 9

La maison de la rue en pente par Valérie Rodet


Série sur Arte également en rediffusion

 

« LA MAISON DE LA RUE EN PENTE »

(Mini-série japonaise réalisée par Yukihiro Morigaki adaptée d’un roman de Mitsuyo Kakuta,

sur Arte)

 

 

 

 

…  Une mère glisse et perd pied

Arte, chaîne ouverte sur le monde et l’altérité, diffuse en juin (et en replay) une mini-série japonaise qui mérite intérêt. Elle est construite comme un thriller psychologique avec en toile de fond la société japonaise contemporaine qui entrelace un souhait d’émancipation des femmes, dont l’opportunité de carrière professionnelle est une voie, et une société patriarcale très conservatrice qui exhorte la bonne épouse et la bonne mère à se dévouer tout entière à cette assignation de place.

Sur six épisodes nous suivons l’héroïne, Risako Yamasaki, une jeune femme mère d’une petite fille de 3 ans, appelée à être jurée suppléante sur un procès pour infanticide. Elle va assumer cette inconfortable fonction bravant l’avis de son mari qui cherche à l’en décourager, et va s’en trouver intimement déstabilisée. La genèse de l’acte meurtrier vient révéler le fardeau de l’assignation sociale de la femme-épouse-mère qui comprime la subjectivité et va faire vaciller la psyché de l’héroïne, brouiller les limites de l’entendement et ébranler les certitudes systémiques.

 

Il y aurait beaucoup à dire sur ce film car il soulève de nombreux points qui pourraient être discutés. N’étant pas spécialiste du Japon, je n’entends pas m’étendre sur cette société traditionnaliste patriarcale très codifiée qui voit sa structuration sociale chamboulée par les influences de la mondialisation.

La dimension culturelle présente bien sûr un intérêt majeur mais si cette série rencontre un succès dans les pays du Couchant, c’est bien qu’elle nous touche dans une dimension structurelle.

 

Pour faire culture il est besoin de subordonner ses pulsions violentes individuelles, c’est ce que développe Freud dans Malaise dans la culture. C’est au prix de ce renoncement que les créations humaines collectives peuvent s’ordonner et construire un processus civilisationnel. Mais chaque être humain, dit-il, présente aussi une erreur dans la culture en ce qu’il porte une part de destructivité incompressible qui met à mal les intérêts de la culture. Le refoulement ne couvre jamais l’ensemble du champ pulsionnel.

 

J’aimerais retenir l’axe de la détresse maternelle qui trame l’histoire du film, détresse tenue au silence par une pression sociale extrêmement forte. Car c’est par là que fait irruption l’incursion destructive. Je dis détresse maternelle parce que c’est le thème fort du film mais sans doute aussi parce que, nolens volens, les mères constituent un pilier essentiel du conservatisme ou au contraire de l’avancement de la condition féminine. Il convient d’entendre leur fragilité.

 

Être mère, ça n’est pas l’affaire d’une seule. C’est une affaire politique, sociale, transgénérationnelle, conjugale, en plus d’une affaire subjective, psychique. L’adage africain disant qu’il faut tout un village pour élever un enfant concernerait bien la communauté humaine toute entière.

En fin de procès, le magistrat dans la série conscientise : « il paraît qu’une jeune mère et un enfant forment la pire des combinaisons. C’est demander à une fille fragile sans expérience d’éduquer une bête féroce ». Entendons qu’une mère et son enfant face à face sans tiers, c’est la sauvagerie ou le drame assuré, car la mère ne peut endiguer seule les pulsions qui émergent de toutes parts.

 

La maternité va-t-elle de soi ? Est-elle toujours épanouissante ? Dans le dernier épisode le magistrat dit : « être une mère ratée, c’est être ratée tout court », ce qui donne la mesure de la pression sociale qui pèse sur la femme japonaise.

Devant l’enfant précieux une mère ne serait-elle jamais dépassée par ce petit étranger parfois tyrannique et par ses propres contradictions ?

Dans quel espace un être humain en détresse dans le rôle social auquel il est convoqué peut-il crier son désarroi quand le surmoi sociétal, Autre souverain, codifie, modélise et soumet avec force ceux-là mêmes qui sont censés entendre ses cris ?

L’infanticide clame dans un cri étouffé une profonde détresse psychique et s’appuie sur des ressorts personnels mais il y a un contexte permettant que cet acte dramatique se passe.

 

La proximité d’âge et de conditions sociale et psychologique des deux femmes va favoriser l’identification de Risako à la mère meurtrière, Mizuho Ando, intimement proche d’elle. Elle reconnaît sa détresse et s’y reconnaît. Dans une société où le rapport de couple est fortement déterminé par des rôles codifiés lisiblement définis, le mari de Risako, appuyé par sa propre mère, ne voit pas d’un très bon œil ce qui favorise, sinon l’émancipation, du moins l’insubordination de son épouse. Car assister au procès de la meurtrière génère de l’imprévisible. Aller explorer la zone sombre de l’autre comprend en effet le risque de mettre à jour sa propre noirceur intérieure, de reconnaître la nébulosité de ses pulsions refoulées… Jusqu’au désir de meurtre qui couve en chaque mère.

 

Il n’est pas impossible qu’inconsciemment le mari de Risako sente que sa participation à ce procès amènerait son épouse à entrer en résonance avec l’accusée, l’amenant à s’interroger sur son être mère et ainsi bousculer des codes sociaux qui régissent jusqu’aux rapports de conjugalité, remettant donc en cause son rôle d’homme et d’époux. Cependant ce père n’est pas absent et il tâche de remplir sa fonction qui est d’élever son enfant avec amour et d’avoir de la considération pour le rôle tenu par sa femme. Ce serait ainsi codé par les « ikumen ».

 

La mère meurtrière dans la série, catatonique, endeuillée et sidérée, quasi mutique, a sans doute ressenti un immense sentiment de solitude psychique qui fait écho chez Risako. Mais comment exprimer ce sentiment quand la censure sociale oblige à tenir sa place de mère sans faillir, dans la soumission et l’abnégation, et comme si cela allait de soi ? Vers quel Autre se tourner pour faire entendre ce qui ne peut se dire à voix haute, et demeure invisibilisé derrière un masque (c’est étonnant comme toute chose, même désagréable, s’exprime dans un sourire par codification sociale) ? Comment endiguer ses pulsions lorsque sa fragilité psychique ne peut être entendue que du côté de la folie ou bien rappelée à l’ordre par le surmoi ? Le mari de Risako se fait le relais de l’Autre sociétal et re-commande à sa jeune épouse de rester à sa place assignée. Au pays des Geishas le raffinement et la dévotion de l’épouse se doit d’être sans faille.

Pour venir en aide à la mère désemparée il faudrait que cet autre se décale lui-même du poids surmoïque sociétal qui pèse sur ses épaules masculines pour convoquer la mère en soi. À condition qu’il en ait lui-même rencontré une « suffisamment bonne », au sens de Winnicott, c’est-à-dire une mère normalement dévouée, ni trop envahissante, ni trop absente, ce qui exclut l’idéalisation de la toute-mère entièrement dédiée à son enfant. Le « suffisamment » permet cette limitation de la perfection, laisse place au dérapage, au raté, fait chuter l’idéalisation de la mère absolue et le piège de l’image inatteignable pour laisser une place à l’identification dans l’imaginaire.

 

Freud dans Inhibition, Symptôme et Angoisse parle de la détresse du nourrisson sous le terme d’Hilfosigkeit, qui émane de l’impuissance à répondre à ses propres besoins pour faire cesser un état de tension interne désagréable. Cette impuissance traduite en cris le met en attente, dans la dépendance de la réponse d’un autre secourable. Cet état de détresse préfigure la structuration de son psychisme, initie son rapport à la demande -d’amour-, développera Lacan. Dans la réponse qui lui sera apportée l’enfant expérimente sa rencontre avec le désir de l’Autre, Autre maternel, qui satisfera ou non ses besoins. C’est aussi l’expérience de l’angoisse qu’éprouve le nourrisson face à l’absence de sa mère et à son impuissance. Une expérience traumatique fondatrice dans la construction de sa subjectivité.

Une mère « normale » au sens de Winnicott est suffisamment désangoissée elle-même pour contenir les angoisses de son petit sur les plans psychique et physique. Dans le film, le meurtre de l’enfant s’initie par un défaut de holding, la mère lâche son enfant, qui lui tombe des mains. La détresse ne s’exprime-t-elle pas avant tout par une manifestation corporelle, là où quelque chose lâche et fait chuter ?

 

Dans la série, la mère de Risako comme celle de l’accusée apparaissent comme des mères dures, froides, prisonnières de leur carcan social où il faut faire bonne figure et réussir son être mère. Elles sont peu soutenantes devant la défaillance de leur propre fille qui leur renvoie l’image de leur propre faillite. Infernale chaîne d’une transmission générationnelle de mère à fille de la perfection sinon rien.

La mère de l’époux de Risako tâche d’éduquer - ou rééduquer sa belle-fille afin qu’elle devienne l’épouse modèle qu’elle-même prétend être, et par là entretient ce système patriarcal où son fils, tout dévoué à sa fonction sociale, doit être comblé dans l’intimité.

Aucune de ces mères n’est en mesure d’entendre la détresse, trop enfermées elles-mêmes dans cet assujettissement sociétal.

Finalement la détresse sera reconnue par ceux et celles qui la reconnaissent en eux, sont passés par une identification imaginaire et sont traversés par l’angoisse.

 

« La maison de la rue en pente » illustre bien l’enchaînement qui mène à l’infanticide et le contexte dans lequel il se déroule. À commencer par la pression sociale ambiante dans lequel s’inscrit une psyché mal subjectivée. Le mal-être, la maltraitance, les appels à l’aide, le désespoir d’être entendue par un autre secourable (« on désespère par amour », reconnaît le juge), le sentiment de culpabilité et son étouffement sous la honte d’être montrée du doigt, le cercle vicieux de la pression sociale.

 

Le film s’achève sur un verdict au procès qui ne dédouane pas l’acte personnel mais reconnaît d’une certaine façon la responsabilité sociale et le contexte qui a permis l’acte. « Le crime a été commis par la seule accusée mais les causes de son geste trouvent leurs sources dans son entourage ». Et c’est l’énonciation du magistrat, plein sujet et de droit, qui porte cette parole en responsabilité.

 

Pour travailler dans le cadre de la protection de l’enfance et pour rencontrer des mères dites maltraitantes, je dois dire que cette question me touche. Je n’affirmerais pas que toutes ont été d’abord maltraitées, mais beaucoup, me semble-t-il, ont vécu une mortification psychique, un assèchement de leurs affects qui ne trouve pas de mot, une perte précoce d’un objet maternel psychiquement absent ou carencé, peu secourable. Mais la façon dont on entend leurs actes sur le plan institutionnel, outre que sur le plan psychique, détermine sans doute la façon dont elles pourront ou non trouver réparation.

La façon d’accueillir la parole de l’être en détresse n’est-ce pas aussi une affaire politique et sociétale ?


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